Bénichou-Safar, H. ( 2004 ) : Le Tophet de Salammbô à Carthage. Essai de reconstitution
(= CEFR 342), EFR - de Boccard, Rome - Paris

 

Après plusieurs années d'attente, atténuées par la publication d'un épais article intitulé « Les fouilles du tophet de Salammbô à Carthage (première partie) », dans le numéro 31 (1995) de la revue Antiquités africaines (p. 81-199), voilà enfin un ouvrage qui va lever cette ‘malédiction' qui plane sur les études consacrées au tophet de Carthage. En effet, depuis sa découverte, voilà plus de 80 ans (1), aucune étude d'ensemble, ni même de véritable compte rendu de fouille n'est paru !

Face à la documentation lacunaire, et éclatée, l'auteur s'est proposé « de remédier à cette situation en procédant au collationnement et à la mise à plat complète de la documentation disponible ». Mais il ne faut pas s'y tromper, l'auteur dont les recherches sur les nécropoles et les rites funéraires et sacrificiels à Carthage font autorité (2), ne pouvait pas se contenter de rassembler, d'ordonner des données éparses et de les enrichir de notes et de clichés retrouvés dans les fonds anciens, français et étrangers, elle présente également ses analyses, fruits d'une réflexion qu'elle mène depuis plus de vingt ans.

L'ouvrage de 218 pages et de 54 planches se compose d'une introduction, suivie par quatre chapitres. Six annexes, une bibliographie générale et une table des illustrations renvoyant à l'origine des photographies closent l'ouvrage.

Dans son introduction, l'auteur présente l'état de la documentation. Le matériel est essentiellement dispersé entre le musée de Carthage et celui du Bardo. Mais des stèles et des urnes sont conservées dans des musées européens et américains ainsi que dans des collections particulières, en Afrique du Nord, en Europe et en Amérique, sans parler de celles qui gisent encore au fond de la rade de Toulon suite à l'explosion du bateau qui les transportait au début du XXe s. (rappelons que certaines d'entre elles furent repêchées en 1994, voir J.-P. Laporte , « Carthage : les stèles Sainte-Marie », dans BullSNAF , 1999, p. 133-146). Outre la documentation archéologique, l'auteur a exploité les archives conservées au cabinet du Corpus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et dans diverses institutions en Tunisie, en Europe et en Amérique.

Le premier chapitre (p. 7-25) est consacré à la mise à plat de la documentation. Après le commentaire des plans d'ensemble permettant de localiser les différentes fouilles (pl. III-VIII) sur le site, elle consacre six paragraphes aux campagnes de fouilles qui ont eu lieu depuis la découverte du tophet. Un septième est consacré à la découverte fortuite de près de 80 urnes en 1926.

Le Chapitre 2 (p. 27-119) est consacré à la description du sanctuaire. Après avoir rappelé son état de conservation lors de sa découverte, elle propose au lecteur un parcours diachronique au cours lequel elle examine de manière systématique chaque phase du tophet (superficie explorée, type de terrain, niveaux atteints, matériel, etc.). Elle décrit le type de marqueur généralement observé (type, taille position, orientation) ; le logement de l'urne ( loculus , pozzo , édicule tabulaire et cairn), l'urne elle-même, son contenu. Une attention particulière est porté aux aménagements particuliers : un long paragraphe (p. 58-65) est consacré à la ‘chapelle Cintas' de la première phase, d'autres sont consacrés aux ‘enclos' identifiés par P. Cintas à partir du deuxième niveau. L'auteur commente également les autres aménagements signalés ou décrits par les fouilleurs (puit, citerne, allées de service, favissa , mur d'enceinte). En conclusion à cette présentation, Elle rappelle la conclusion majeure du réexamen des données de fouilles : l'évolution du tophet n'a pas subi de ruptures, les différentes couches ne marquent ni révolution dans les usages, ni interruption. Elles signalent simplement les moments de ‘nettoyage' de l'aire d'ensevelissement à la suite de sa saturation (p. 109).

Le troisième chapitre est consacré à la chronologie (p. 121-147). Elle rappelle ainsi que la date de mise en service du tophet , fondée sur la céramique grecque mise au jour par P. Cintas dans son ‘dépôt de fondation', permet de remonter à 750 / 740 (p. 122). Mais cette date, dit-elle, est loin d'être satisfaisante parce que ce fameux dépôt est isolé et ne peut donc dater l'ensemble de la couche. En établissant d'abord la continuité du rite d'incinération phénicien du IXe-VIIIe s. et les rites carthaginois et, en estimant ensuite la durée de vie d'un type céramique donné (estimée à un, voire deux siècles), l'auteur fait remonter le début de l'utilisation du tophet vers la date habituellement avancée pour la fondation de Carthage (814). Quant à la dernière phase, H. Bénichou-Safar rappelle que l'on a identifié des tombes creusées dans la couche de destruction de Carthage et suggère qu'une partie de la population de Carthage est demeurée sur le site où elle aurait continué a pratiquer son culte (p. 135-137).

Le chapitre 4 (p. 149-166) est consacré aux apports des données issues des fouilles examinées dans les chapitres précédents à la compréhension de la nature du tophet , des rites qui s'y pratiquaient, à la question des sacrifices d'enfants et enfin aux enseignements d'ordre religieux. En premier lieu, elle rappelle que le tophet est désigné à Carthage par le terme 'ŠR HQDŠ = lieu saint, d'après CIS I 3779, 6. Pour l'auteur, la divinité ‘titulaire' du lieu serait Baal Hammôn mais elle reconnaît que dans la majorité des dédicaces, cette divinité est citée en second, « faisant apparaître que ce n'est pas lui mais sa parèdre Tanit qui est le destinataire privilégié de tous ceux au moins des actes de dévotion qui sont appuyés par une inscription » (p. 150). Les humains concernés par le tophet sont, comme le rappelle sobrement l'auteur, le dédicant, l'enfant dans sa jarre et le bénéficiaire du sacrifice animal ou le bénéficiaire du bienfait attendu. Concernant le premier, elle rappelle qu'il s'agit dans la plupart des cas d'un adulte seul de sexe masculin. Mais des femmes, également adultes sont citées ainsi qu'exceptionnellement, un homme et une femme (un père et sa fille, voire, exceptionnellement un frère et sa sœur).

En regroupant les indices qu'elle a glané, en les ordonnant et en les éclairant au besoin par des parallèles extérieurs, l'auteur se propose ensuite de procéder « sans préjuger du caractère naturel ou programmé de la mort », à une reconstitution du rite majoritaire (p. 153-159). Elle revient ensuite sur la question du sacrifice d'enfants pour rappeler ses positions :

- elle exclut que le tophet ait eu pour vocation d'abriter des sacrifices humains systématiques, réalisé dans le cadre d'une politique de régulation des naissances (thèse de L.E. Stager), ou dans l'espoir d'obtenir en échange un autre enfant, une nombreuse progéniture ou tout autre bienfait (p. 159)

- elle estime qu'il s'agit d'une « enceinte réservée à l'ensevelissement des tout-petits enfants mais dont la nature, hybride, participe autant du sanctuaire que de la nécropole » (p. 159)

Pour tout observateur qui appréhenderait les données de terrain de manière objective, le nombre anormalement faible d'enfants trouvés dans les nécropoles suggérerait l'existence d'une nécropole spécifique. Celle-ci pourrait alors se trouver dans l'enceinte du tophet, dans la mesure ou ce dernier a livré une grande quantité d'urnes contenant des ossements d'enfants. Mais comme le rappelle justement l'auteur, cette hypothèse s'est heurtée à un certain nombre de données (littéraires, archéologiques et épigraphiques) qui ont fait valoir l'idée que le tophet était un lieu de sacrifices et que les ossements qui s'y trouvaient appartenaient à des enfants qui n'étaient pas morts de manière naturelle. Elle s'attache alors à démonter les arguments avancés par les tenants de cette thèse et souligne leurs contradictions (p. 159-163) :

•  Elle rappelle que le sacrifice et son évolution, tel qu'il est décrit par la tradition littéraire, se trouve contredits par les observations de terrain. Il suffit de rappeler que selon les textes, les enfants devaient se débattre lorsqu'ils étaient passées par le feu, alors que les données ostéologiques montrent que la victime était immobile durant toute la crémation (p. 160).

•  On a souvent avancé que l'âge assez homogène des enfants témoignait en faveur d'une mort imposée. Or, l'auteur rappelle que cela n'est en rien contradictoire avec une mort naturelle et insiste sur le fort taux de mortalité infantile au cours des premiers mois suivant la naissance. Cette fragilité, souligne l'auteur, pourrait avoir été la raison de leur regroupement dans un espace autre que celui des adultes (p. 160). Le nombre de sujets par phase fut considéré comme anormalement élevé par certains chercheurs. Mais l'auteur rappelle qu'il n'est pas disproportionné par rapport aux recensements faits pour les adultes à partir des nécropoles correspondantes (p. 160).

•  La découverte d'ossements d'agneaux ou de chevreaux fut considéré comme une preuve de l'existence du sacrifice de substitution or, certaines urnes contenaient à la fois des ossements humains et des ossements animaux, ce qui invalide la thèse de la substitution qui, d'après les textes, consistait à substituer un enfant à un autre enfant et non pas un animal à un enfant (p. 160)

•  Quant aux soi disants représentations de sacrifices, l'auteur indique malicieusement que la fameuse stèle dite du prêtre à l'enfant « est impressionnante … pour le lecteur de Flaubert surtout ». Les textes non plus ne suggèrent pas de sacrifices sanglants : le terme employé est « vœu » et non pas « sacrifice », « passage par le feu » (p. 161).

En conclusion (p. 167-172), l'auteur formule en toute modestie le voeu que ce travail puisse « compenser utilement le manque de lisibilité actuel du terrain », tout autant imputable aux fouilles modernes qu'aux déprédations anciennes (p. 167). Elle rappelle également les propositions qu'elle a avancées concernant « l'aspect originel du tophet et son évolution, sur la typologie des urnes et des monuments, sur la stratigraphie du téménos et sa chronologie d'ensemble », « sur la nature ou les modalités de certaines pratiques rituelles », voire sur la fonction du sanctuaire.

Longtemps attendue, la parution de l'ouvrage d'H. Bénichou-Safar doit être saluée à plus d'un titre. Nous nous contenterons de rappeler d'abord que l'auteur met ainsi à disposition de la communauté scientifique un outil de travail commode exhaustif et qui deviendra rapidement indispensable, au même titre que son précédent ouvrage sur les nécropoles de Carthage. Pour ceux qui suivent le débat autour des sacrifices d'enfants, cet ouvrage rassemble également utilement les propositions développées par l'auteur depuis plus d'une vingtaine d'années.

HD

(1) Rappelons en effet que le tophet de Carthage, connu et ‘exploité' par des trafiquants de stèles, fut ‘officiellement' découvert en 1921, grâce à la sagacité de deux amateurs d'antiquités dont un était inspecteur de police : François Icard et Paul Gielly .

(2) Voir déjà : Bénichou-Safar, H . (1982) : Les Tombes puniques de Carthage. Topographie, structures et rites funéraires , Éditions du CNRS, Paris.

 


Accueil